Éditions La Compagnie Littéraire : Jean-Luc Marchand, bonjour. Vous venez de publier à La Compagnie Littéraire un récit à caractère historique qui se déroule dans la période du haut Moyen Âge : L’Ambassade des Francs. Nous sommes en 797, Charlemagne envoie une ambassade au calife de Bagdad, Hâroun ar-Rachîd. Il veut lui demander d’assurer la sécurité des chrétiens sur les Lieux saints de la Palestine, mais il se trouve que ce lointain souverain pourrait aussi lui être utile face aux Omeyyades d’Al-Andalus ou aux Romains de Constantinople. Pouvez-vous nous rappeler le contexte géopolitique de l’époque et les rivalités de pouvoir qui s’y jouent ?
Jean-Luc Marchand : Charles Ier (Charlemagne), fils de l’usurpateur Pépin le Bref, est devenu un monarque puissant. Le roi des Francs dirige un vaste territoire allant de la Saxe à l’Aquitaine, auquel s’ajoute une grande partie de l’Italie attachée à son titre de roi des Lombards. Fervent croyant, il revendique un rôle de guide spirituel pour les chrétiens. Une rivalité avec l’Empire romain (d’orient) s’est ainsi développée, notamment sur des questions de doctrines religieuses. Même si l’Empire s’est réduit à des territoires grecs, à l’Anatolie et à quelques possessions au sud de l’Italie, l’empereur se considère toujours comme l’autorité tutélaire de ce roi barbare d’États fédérés, à ses yeux. Il prétend par ailleurs être le premier représentant du Christ sur terre, dans la continuité de Constantin Ier. Toutefois, au début du récit, c’est Irène, la mère de l’empereur en titre, Constantin VI, qui dirige les affaires. Elle a su imposer la fin de l’iconoclasme et elle s’apprête à pérenniser son pouvoir personnel. L’arrogance byzantine ainsi que les ambitions de Charlemagne ne sont pas du goût du pape, l’évêque de Rome qui prétend imposer son autorité à tous les chrétiens, y compris à leurs souverains. Pape, roi et empereur s’affrontent donc pour s’ériger en chef de la chrétienté.
S’il a vaincu les Saxons et les Avars, Charlemagne a par contre échoué pour l’instant contre les Arabes en Hispanie. Ces Arabes sont issus de la dynastie omeyyade renversée par les Abbassides en 750. Réfugiés en Hispanie (al-Andalus), ils doivent s’opposer aux chrétiens qui veulent les chasser, tout en se méfiant du maître de Bagdad qui voudra un jour récupérer ce territoire. Mais le calife abbasside Hâroun ar-Rachîd est pour l’instant obsédé par la conquête de Constantinople.
Une alliance entre le roi des Francs et le calife des Arabes pourrait donc menacer Byzantins et Omeyyades.
Éditions La Compagnie Littéraire : Votre récit s’articule autour du personnage d’Isaac qui nous accompagne du début à la fin de l’histoire. Au début de l’année 797, Isaac est un homme respectable âgé de 48 ans qui vit avec sa famille à Narbonne, en Septimanie, du revenu substantiel de ses terres. Son autorité est reconnue dans la communauté juive de sa ville et son avenir semble tout tracé. Qu’est-ce qui va faire que son destin va basculer, presque du jour au lendemain, et qu’il va se retrouver à servir d’interprète et de diplomate au service de Charlemagne ?
Jean-Luc Marchand : Isaac est effectivement un notable de Narbonne, quand un jeune seigneur franc vient chercher un interprète arabe pour servir les ambassadeurs en route vers Bagdad. La famille d’Isaac est en effet originaire de Mésopotamie. Elle appartenait à la diaspora juive restée à Babylone depuis la déportation imposée par Nabuchodonosor (à partir de ‑597). Le père d’Isaac était un membre important de cette communauté (un exilarque), mais pour des raisons incertaines, il avait dû quitter l’orient. Il s’était installé du côté de Narbonne. Pépin le Bref et Charlemagne lui-même avaient certainement eu à faire au père et au frère aîné d’Isaac. Les relations avaient été visiblement bonnes, puisque le roi s’est tourné vers eux pour trouver un interprète de confiance. Au début du récit, Isaac est le dernier membre vivant de cette famille. Son devoir autant que sa curiosité pour le pays de son père qu’il n’a jamais vu, va l’inciter à accepter le rôle d’interprète.
Éditions La Compagnie Littéraire : Vous dites dans votre préface que ce voyage en orient, qui a duré cinq ans pour Isaac, fut un voyage aux dangers multiples – ce que nous découvrons effectivement au fil des pages. Vous ajoutez que très peu d’informations sont parvenues jusqu’à nous et qu’il s’agit donc ici d’une version imaginée du déroulement de l’expédition mais que cette version exploite tous les faits connus. Comment avez-vous procédé pour effectuer cette reconstitution ?
Jean-Luc Marchand : La fiction historique permet d’imaginer ce qui n’est pas connu, car non documenté. Sur la base des faits ou des indices qui nous sont parvenus, on peut tenter de relier entre eux des évènements, élaborer des relations de causes à effets, attribuer des intentions qui se seraient ou non concrétisées. Si l’historien tente d’établir la vérité sur le passé, le romancier peut se permettre de proposer une version plausible, pour peu qu’elle distraie le lecteur. Mais il est important de respecter les principaux faits connus pour donner du crédit au récit imaginé. Par contre, le risque existe d’oublier certains des faits ou de méconnaître les contextes de l’époque traitée. La recherche bibliographique est donc essentielle.
J’ai donc d’abord recherché toutes les informations relatives à cette ambassade, mais aussi à Isaac, à sa famille et à tous les protagonistes connus. Nous connaissons principalement les dates du départ et de la réapparition d’Isaac et de l’éléphant du côté de Carthage, sans savoir s’ils étaient seuls ou accompagnés d’ailleurs. Une autre information importante qui nous est parvenue concerne la disparition des deux ambassadeurs, mais aucune chronique occidentale ou orientale (à ma connaissance) ne mentionne ce qui leur est arrivé. J’ai donc imaginé le chemin par lequel ils sont passés, les escales qu’ils ont dû faire, et bien sûr les aventures qui leur sont arrivées. Mieux documentés sont les événements relatifs à l’empire de Byzance. Irène est un personnage assez fascinant. Pieuse et manipulatrice à la fois, humble mais aussi ambitieuse, sa relation complexe avec le roi des Francs et la crainte des attaques arabes m’ont conduit à imaginer qu’elle n’avait pas pu rester inactive devant la menace d’un rapprochement entre ses deux ennemis les plus menaçants. La rivalité des souverains, leurs intérêts, leur histoire et leurs relations, offraient un contexte très fertile pour développer une intrigue dont les protagonistes sont à la fois des instruments et des victimes de ces puissants.
Éditions La Compagnie Littéraire : Isaac ibn Habibaï (749 – 836) surnommé « le Juif » a donc bien existé ; il est le fils de l’exilarque Natronaï ibn Habibaï de Babylone et il est né à Narbonne. Au chapitre XII, votre personnage Isaac arrivé à Bagdad, part sur les traces de son père et de son frère aîné pour découvrir les raisons de leur exil à Narbonne. Que découvre-t-il ? S’étaient-ils effectivement mis au service de la nouvelle royauté fondée par Pépin le Bref et pour quelles raisons ? Est-ce bien là l’explication de l’origine des vastes terres dont a hérité Isaac en Septimanie ? Quelle est la part de vérité historique et quelle est la part de fiction ? Pouvez-vous nous éclairer sur ce sujet ?
Jean-Luc Marchand : Il semble qu’Isaac était bien le fils de l’exilarque Natronaï ibn Habibaï, un notable donc de la communauté juive qui s’était retrouvé sur les terres du roi Charles Ier. Le fait qu’Isaac ait été le traducteur, une fonction qui réclame la plus grande des confiances, incite à penser que la relation entre le roi et cette famille existait préalablement. Il semble par ailleurs que Charlemagne ait eu le désir de mieux connaître la religion et la communauté juives. On sait qu’il était également admiratif du roi David. Il aimait à se faire désigner comme le nouveau roi David. Sans aucune certitude quant à cette relation directe, le faisceau d’indices m’a incité à choisir ce lien entre les Habibaï et Charlemagne. Il faut savoir qu’une autre hypothèse a évoqué la possibilité qu’Isaac ait été un commerçant (un radhanite). Ses biens auraient donc pu venir de son commerce. Je n’ai pas choisi cette hypothèse en raison de l’absence d’éléments pour étayer cette supputation.
Les raisons qui ont conduit le père d’Isaac à quitter la communauté juive de Mésopotamie ne sont pas connues. Il semble cependant que des tensions existaient à cette époque entre le Gaon, le directeur des académies talmudiques babyloniennes, et l’exilarque, le représentant civil des Juifs. Là encore, l’absence de faits bien documentés m’a permis d’imaginer des circonstances et des faits, étayés seulement par quelques indices.
Éditions La Compagnie Littéraire : Jean-Luc Marchand, vos personnages purement fictifs – vous nous en signalez cinq dans vos notes d’accompagnement du récit – sont là pour servir d’actants et faire avancer le « scénario ». Parmi eux, nous avons les traîtres de service : Marwân al-Akbar ibn Yahyâ – commerçant arabe installé à Narbonne, et Varazdat – meurtrier mandaté par Byzance pour éliminer les ambassadeurs francs à Bagdad. Nous avons aussi les loyaux : Lancelin – capitaine du détachement de soldats qui accompagne l’ambassade franque, et Euphrosyne – gouvernante et dame de compagnie de l’impératrice Irène à Constantinople. Pouvez-vous nous donner quelques informations sur le contexte qui entoure chacun de ces personnages et sur les fonctions que vous leur avez attribuées ? Comment vous sont-ils venus à l’esprit ?
Jean-Luc Marchand : Il fallait expliquer la durée de l’expédition et la disparition des deux ambassadeurs. L’intervention de Byzance ou de Cordoue pour empêcher l’ambassade semblait logique. Un rapprochement entre Charlemagne et Hâroun menaçait leurs ennemis communs. Marwân, le commerçant de Narbonne qui va comprendre qu’une ambassade du roi des Francs est en route pour Bagdad, aurait pu déclencher l’intervention des Omeyyades. Isaac l’appréhendera régulièrement au cours du périple. Mais le traducteur ignorera tout de l’exécuteur Varazdat et des intrigues byzantines pour contrecarrer leur mission.
Lancelin et Euphrosyne représentent quant à eux, dans des styles très différents, ceux qui servent fidèlement, quoi qu’il arrive, restant intègres dans un monde où règne la perfidie, la trahison ou l’ambition. Ces personnages secondaires m’ont servi à faire avancer l’histoire, soit pour développer les intrigues, soit pour permettre au lecteur, à travers quelques dialogues, de comprendre les motifs, la psychologie ou les raisonnements des protagonistes.
Éditions La Compagnie Littéraire : J’ai volontairement omis de vous parler du cinquième personnage fictif, Adalard, car il me semble mériter une question à lui tout seul. Il apparaît dès les premières pages : Adalard de Chelles, un Franc de Neustrie, vassal de Charlemagne, arrive d’Aix-la-Chapelle (Aachen) à Narbonne à la recherche de Makhir, le frère d’Isaac, car il cherche un traducteur qui parle arabe pour une mission diplomatique. Les circonstances vont faire que c’est Isaac qui va partir et une amitié forte se noue entre les deux hommes. On dirait parfois deux aspects complémentaires d’une même aspiration, toutefois leurs routes vont se séparer avant la fin de l’histoire. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Cette séparation reflète-t-elle la complexité dans laquelle baigne cette période de fin d’un empire et de début d’un autre ?
Jean-Luc Marchand : Leur amitié se développe au cours du récit. Si elle se fonde d’abord sur une solidarité naturelle entre voyageurs, leurs discussions ouvertes et sincères vont progressivement susciter un intérêt et un respect mutuel. Le chrétien et le juif, le noble et l’agriculteur, le jeune et l’ancien, l’audacieux et le raisonnable, le Mérovingien et l’ami des Carolingiens… Leurs nombreuses différences, leurs origines très éloignées, vont engendrer une sympathie sincère et réciproque. Elles ne vont pas les opposer mais au contraire conforter leur proximité. Chacun pressent que l’autre peut lui apporter quelque chose, rançon d’une ouverture à la diversité.
Leurs routes se séparent pour plusieurs raisons. Ils vont découvrir que leurs familles ont soutenu des camps opposés : les Mérovingiens et les Carolingiens. Nous trouvons peu de trace d’une contestation de la prise de pouvoir par Pépin le bref. L’usurpation qui a mis fin à la dynastie mérovingienne a dû cependant avoir quelques opposants, sans doute vite écartés. Adalard est donc un peu celui qui symbolise l’oubli par l’Histoire de ceux qui ne l’ont pas écrite.
D’autre part, comme tout personnage fictif, il ne devait pas laisser de trace dans l’Histoire. Il ne pouvait donc pas rentrer avec Isaac à Aix-la-Chapelle.
Enfin, Adalard et Isaac se séparent car je voulais que le traducteur soit seul à renter avec l’éléphant, pour mieux souligner son exploit.
Éditions La Compagnie Littéraire : Jean-Luc Marchand, merci d’avoir répondu à nos questions. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Jean-Luc Marchand : Je suis toujours assez impressionné de voir combien les échanges entre les hommes étaient déjà importants à des époques où les distances rendaient les voyages longs et périlleux. Banalisées de nos jours, les expéditions lointaines étaient de vraies aventures. On connaissait peut-être le nom de villes ou de souverains étrangers, mais sans en savoir beaucoup plus. Partir à leur découverte, passer de la vague idée de leur existence à leur réalité, d’une virtualité incertaine à une découverte concrète, devait procurer une certaine exaltation. La perspective d’un voyage, puis son souvenir, sont souvent de puissants pourvoyeurs d’émotions, d’autant plus à une époque où les déplacements lointains étaient rares. Voilà pourquoi j’ai choisi de mettre en exergue cette phrase de Lamartine (extraite de : Un voyage en Orient) : « Vivons, voyons, voyageons : le monde est un livre dont chaque pas nous tourne une page ; celui qui n’en a lu qu’une, que sait-il ? ».
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