Éditions la Compagnie Littéraire : Zhan Shu, vous venez de publier à la Compagnie Littéraire un récit qui se veut le témoignage d’une époque et une expérience de vie, celle de Yi, la narratrice, jeune fille chinoise originaire de Wuhan venue en France pour étudier le français et la littérature. La question qui s’impose d’emblée, c’est une question double : qui est Yi ? Et vous, comment vous définissez-vous par rapport à elle ?
Zhan Shu : En chinois, le nom de Yi peut être interprété de quatre manières : yī, signifiant le chiffre premier, le commencement ; yí, le doute ; yǐ qui exprime le passé ; enfin yì, le souvenir. Au début de l’écriture, je voulais que le nom de la protagoniste soit on ne peut plus simple : un point qui résume et génère tout. Cependant, au fil des mots, le doute apparaît, puis émerge de souvenir du passé. Donc, Yi enveloppe tout cela. Avant de quitter la France, je voulais écrire un journal intime, mais raconté à rebours, pour ajuster ou estomper les mémoires lourds à repêcher, me mentir donc. Une conversation avec deux amies m’a fait changer d’idée. Yi porte alors la voix d’un groupe d’étudiants chinois, moi inclus, et dont je sous-estimais sans doute le nombre. J’avoue pourtant que la mienne semble la plus aiguë.
Éditions la Compagnie Littéraire. En tant que lecteurs, nous rencontrons Yi au début du livre, en Chine lors de sa troisième et dernière année d’études en français. Elle mentionne déjà trois prénoms : Adélina, Héloïse, Séverine, et elle nous raconte « sa » rencontre décisive avec Yann, le professeur-lecteur de français venu encadrer les étudiants dont elle fait partie pour leur dernière année. Pouvez-vous revenir sur le rôle de ces prénoms dans l’histoire de Yi ? Que cherche-t-elle lorsqu’elle demande à Yann, qui est au départ un étranger à sa vie : « Pouvez-vous choisir un prénom pour moi ? »
Zhan Shu : En Chine, la formation de licence dure quatre ans. Après dix ans de rudes compétitions, les étudiants admis à l’université jouissent d’une sécurité menteuse dans leur idylle. Pour beaucoup, la fin de la troisième année représente le dernier sentier menant vers l’embouchure de la société qui les engloutira. Pourtant, certains d’entre eux vont continuer leurs études et prolonger une indépendance relative. Yi fait partie des derniers. Et comme tous ces enfants-étudiants qui ont subi le modelage de l’esprit par des connaissances et normes ingurgitées sans pour autant expérimenter, elle a deux possibilités : se bourrer de mauvaises fois d’adulte, ou bien, courir vers l’inconnu, étant pourtant incapable de prévoir les conséquences. Elle choisit cette dernière, disant à Yann qui surgit dans son sentier : montre-moi les possibilités. Dans ses yeux, les prénoms signifient les images qu’on lui renvoie. Attend-on jamais passivement ?
Éditions la Compagnie Littéraire : Au début de l’ouvrage, vous écrivez à propos de votre acte d’écriture : « Mon écriture aide à transformer mes pensées sur la réalité en imagination. J’ai de la passion, il me suffit de la résumer dans une lettre pour ne pas la donner à autrui. Écrire paraît donc pour moi une façon de retenir les sentiments et de suspendre la réalité. » Comment interpréter cela ? Est-ce la réalité corporelle et humaine qui fait obstacle au sentiment d’infini désiré dans une passion amoureuse ? Ou bien est-ce aussi ou encore autre chose ?
Zhan Shu : Je ne sais pas définir la relation entre la réalité et la rêverie, même si je crois qu’il y existe un espace de manœuvre. Il m’arrive quelques fois d’obtenir dans la vie des choses que je désire très fort. Est-ce aussi le cas quand il s’agit des sentiments ? D’ailleurs, je déteste les manipulations psychologiques, antennes des passions, et plus encore dans l’interaction simultanée qu’à l’écrit. Ne sachant comment me révolter devant les gens, je raconte n’importe quoi dans mes correspondances pour m’éviter des conséquences. Peut-être inconsciemment, je pense que mes destinataires sont intelligents ou me sont assez indifférents pour en subir. Cela dit, j’écris aussi des lettres bien intentionnées. Oui, je me débats avec l’absolutisme des passions.
Éditions la Compagnie Littéraire : Mais là, avec ce livre, vous avez manifestement décidé autre chose. Je vous cite : « Pourtant, ce soir, j’ai envie d’inventer une petite vie comme si je l’avais vécue, dont j’aurais aimé profiter pour un peu plus longtemps. J’ai décidé d’écrire pour la vanité. Pouvez-vous nous éclairer un peu sur ces propos ? Qu’est-ce qui vous a véritablement poussée à aller plus loin ?
Zhan Shu : Parce que j’étais persuadée que j’écrivais aussi pour les autres. Je parle pour un groupe de personnes de plus en plus voyant mais dont on entend rarement la voix, celui des étudiants éduqués en Chine allant en France par amour de sa culture, ses valeurs, son unicité et dans tous les cas, par choix. On entend peu parler d’eux, car ils semblent être très bien intégrés — ce qui est souvent une illusion.
Éditions la Compagnie Littéraire : Yi est une amoureuse romantique. L’histoire avec Yann est une sorte de transgression et vous amène à développer quelque peu le sujet de l’éducation en Chine. On peut lire sous votre plume : « Les médias sont sous la main du gouvernement qui prône la stabilité des rapports humains ; il favorise peu le développement individuel (…)
Quels commentaires cela vous inspire-t-il ? Vous, personnellement, comment avez-vous vécu votre parcours de jeunesse au sein de votre famille ? Vous semblez avoir pu mener à bien vos projets. Considérez-vous avoir eu de la chance ?
Zhan Shu : J’ai sûrement la chance d’avoir des parents aimants qui assument leurs responsabilités. Ils ne m’ont jamais empêchée de suivre les chemins auxquels je proclamais vouloir mener, plus prêts à m’aider que moi à vivre, surtout ma mère. Elle est tombée amoureuse de son professeur à l’université qui est devenu mon père. Tous les deux ont connu pourtant plus tard des désenchantements amoureux, et pas seulement…
La réflexion personnelle que je porte sur l’éducation chinoise dépend de mes expériences d’apprentissage dans une province connue pour son grand nombre d’universités. Cependant, le taux d’entrée dans celles de première zone est de 15% en 2021. La même année, son pouvoir économique occupe la 7e position dans la liste des 23 provinces. Vous pourrez déduire que la concurrence éducative n’y est pas la plus rude. La compétition est-elle fructueuse ? Depuis quelques années, un nouveau mot devient populaire dans les médias privés : « Nei Juan ». Voici sa traduction littérale : « Se recroqueviller vers l’intérieur. » On l’emploie pour décrire la consommation de l’énergie par obligation et sans bénéfice. Je crois que ce phénomène, sonnant le glas de grands changements d’échelles sociales, est le résultat du manque des moyens de développement individuel qui, d’ailleurs, n’existe pas qu’en Chine. Je vous invite à l’interpréter vous-même, dans le contexte de mon récit.
Éditions la Compagnie Littéraire : Je voudrais revenir sur la construction de votre ouvrage, sur « la forme » : On distingue trois chapitres intitulés respectivement : « Le présent », « l’imparfait », « le passé simple ». Y apparaissent successivement différents personnages masculins. Qu’avez-vous voulu dire exactement avec ce « découpage » du temps ? « Le présent » semble le plus éloigné dans le temps dans l’histoire de Yi, contrairement au sens qu’on lui donne habituellement…
Zhan Shu : Merci d’avoir souligné ce paradoxe. Quand j’étais étudiante de français, il me fallait un peu de divertissements pour me confronter aux règles grammaticales… Inversement, en chinois, il suffit d’ajouter le mot « le » pour exprimer le passé. Alors, ces marqueurs de temps, dans mon récit, sont devenus de simples signifiants : « le présent » peut être un cadeau, comme « l’imparfait » laisse suggérer le regret ; « le passé simple » s’oppose peut-être à la complexité des rapports humains. Aime-t-on jamais bien ? Yi semble avoir tant de passions pour Salomon.
Éditions la Compagnie Littéraire : Votre récit est prenant, il tient du conte initiatique alliant précisément poésie et érotisme au fil des pages. Vous faites à ce sujet de nombreuses références à des poèmes chinois emplis de femmes au destin incertain, voire tragique. Pouvez-vous nous en évoquer un qui vous semble particulièrement convenir à la trajectoire de Yi, en nous relatant brièvement l’histoire.
Zhan Shu : Xue Tao, vivant à la fin de la Dynastie des Tang, est la première fille de joie nommée fonctionnaire. Enfante d’un homme lettré, elle savait composer des poèmes à 8 ans. Elle entretenait des relations amicales (parfois plus, si affinités…) avec des poètes illustres, dont Yuanzhen et Weigao, le seigneur régnant dans le Sichuan, région où Xue a passé toute sa vie. Dotée d’un goût exquis, elle a façonné « le billet aux fleurs de pêche » que disputent et imitent ses contemporains. Une dizaine de ses poèmes ont perpétué jusqu’à nous. Nous pouvons ainsi apercevoir qu’elle a aimé sans réserve : « Je rêve d’installer près de la balustrade l’oreiller et le drap, pour jusqu’au fond de la nuit parler avec toi. » Et elle sait si bien d’écrire la plus grande des solitudes : « On n’apprécie pas ensemble la floraison des fleurs et ne partage pas la même tristesse quand elles se fanent. » À 70 ans, elle avertit les hauts gradés militaires de la menace que subit son pays, en visitant un pavillon : « Ne soyez pas avides des chevaux étrangers, au plus haut du pavillon s’expose notre frontière. »
Déterminée, courageuse et passionnée, je pense que Yi aimerait être comme elle, toujours jeune dans son esprit.
Éditions la Compagnie Littéraire : Les fantômes d’Héloïse et Abélard s’invitent de façon récurrente dans votre histoire ; sur les ailes de quel désir planent-ils sur votre livre et sur vous-même ?
Zhan Shu : La traduction chinoise de « La nouvelle Héloïse » m’a donné l’idée de connaître leur histoire. Leurs correspondances traduites en français ne tardent pas à m’émouvoir. J’ai dû entendre parler d’eux plusieurs fois en France. Ce sont eux qui se dérangeaient pour me surprendre dans la vie. Je leur demanderai pourquoi, mais ce sera, j’espère, pour beaucoup plus tard. Par ailleurs, plusieurs de mes amis chinois connaissent leur amour, contrairement à bien des Français que j’ai rencontrés.
Éditions la Compagnie Littéraire : Un dernier mot pour les lecteurs ?
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Juil